L’esthétique comme un outil de connaissance de soi: Retour sur 15 ans d’expérience de terrain dans les centres sociaux de Marseille
La beauté est une notion qui semble objective. Certes, il est possible de mesurer la symétrie des visages, certes, la jeunesse peut arborer des visages plus lisses et des corps plus élancés. Mais est-ce qu’une telle apparence suffit à rendre une personne belle ? La beauté n’est pas accessoire, nous allons voir pourquoi.
Bien plus que des éléments objectifs, la beauté est un ressenti, une émotion. L’expérience de beauté vient lorsque nous nous sentons belle ou beau. On n’est – ne nait – pas belle, on le devient, on révèle notre beauté.
Les études montrent d’ailleurs que la sensation de beauté est négativement corrélée avec les attributs physiques et l’âge. La beauté a à voir avec la confiance en soi. C’est un outil de développement personnel au même titre que les vêtements et leur utilisation.
Là où les instituts de beauté classiques misent sur les magazines et tentent de vous faire ressembler à telle mode ou célébrité, il existe des instituts dans lesquels on s’intéresse à la femme intérieure, son histoire et sa relation à elle-même.
Sophie est la fondatrice du premier Institut de Beauté Solidaire à visée d’éducation pour la santé à Marseille. Pour elle, la beauté est un outil de communication et un vecteur d’identité sociale. Elle nous raconte ce projet avec ses succès et difficultés et comment elle continue, coûte que coûte, à croire en son idée et la faire évoluer !

Atelier ESAT Novembre 2017
Fille de parents médecin et infirmière, s’occuper des autres a toujours été naturel pour Sophie, Franco-Tunisienne de 50 ans.
Assistante de direction pendant 20 ans en Tunisie tout en étant bénévole dans différentes associations, elle s’intéresse à la thématique de l’estime de soi et de la relation de la personne à son corps par le biais du travail pour les personnes handicapées. Mais elle s’aperçoit que cette thématique est en fait centrale quels que soient le sexe, l’âge et l’état de santé. Par exemple, l’acceptation de son corps est un vrai défi à l’adolescence. La violence et les tabous sont aussi centrés sur lui. Et c’est aussi souvent à cause du manque d’estime de soi que les personnes se renferment sur elles-mêmes.
Elle s’installe en France dans le cadre du projet « Centre de télétravail pour personnes handicapées » en tant que chargée d’accompagnement à l’insertion et décide alors de se former sur l’image de soi. Cet objectif en tête, elle s’oriente naturellement vers l’outil esthétique.
Cependant, sa vision ne cadre pas avec ce qui est enseignait : pour elle, pas de stage en institut classique, elle souhaite faire entrer l’esthétique à l’hôpital et dans les centres sociaux. Elle a même failli ne pas avoir son diplôme à cause d’une mauvaise convention de stage ! Il a fallu que l’école argumente le projet auprès de l’académie.
C’est durant ces études qu’elle rencontre Karima Ourabah, aide-soignante auprès de personnes handicapées en milieu hospitalier, qui, comme elle, voyait l’outil esthétique comme un moyen d’accompagner les personnes et pas comme une fin en soi. De leur rencontre nait un projet de beauté solidaire : Hygia.
L’idée de départ était de monter un centre de beauté pour prodiguer des soins esthétiques dans le but de faire de l’éducation pour la santé.
- Pourquoi avoir créé un institut de beauté ?
L’esthétique et la beauté en général sont un vecteur. Ils s’inscrivent dans une approche globale qui a pour objectif l’estime de soi. Car si je m’estime, je fais attention à moi. Si je m’estime je suis plus ouvert aux autres et j’ai confiance en moi.
Il y a beaucoup de préjugés liés à la notion de beauté. On en a souvent une approche péjorative, même nos confrères féministes. Pour elles, on utilise un outil consumériste de soumission aux hommes.
Certes, c’est un outil qui a ses défauts mais il est aussi universel. Je parle toutes les langues avec un tube de rouge à lèvres ! C’est un pont de communication qui se créée directement et facilement avec toutes les femmes. Par exemple, dans les CADA (Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile, NDLR) où les nationalités sont diverses, la beauté est un passeport qui unifie. Parce que nous touchons à l’intime, les barrières sont abolies.
J’essaie de convaincre mes interlocuteurs par cet argument. Mais croyez-le ou non, certains y résistent ! La beauté peut être autre chose qu’un outil consumériste. C’est d’ailleurs l’un de mes axes de travail : utiliser des produits de tous les jours pour prendre soin de soi et travailler son hygiène de vie. L’intimité des gestes de beauté permet aussi les confidences. C’est ainsi que la prévention pour la santé peut intervenir. Les femmes seront prêtes à entendre les conseils car elles se sentent prises en considération.
Sur le terrain, on se rend compte que la santé des femmes, quels que soit leurs milieux sociaux, passe après celle des autres membres du foyer d’autant plus lorsqu’elles sont en situation de précarité ! Je me souviens par exemple de cette femme qui n’était pas allée chez le gynécologue depuis 27 ans !
Nous voyons souvent des cas de souffrance extrême. C’est ainsi qu’une psychologue s’est greffée à l’équipe et a développé la beauté-thérapie, c’est-à-dire l’outil esthétique utilisé pour repositionner les victimes de violence. Notre quotidien est d’orienter les femmes qui en ont besoin vers d’autres types d’accompagnement, comme la médecine alternative. On les initie aussi à manger et consommer différemment. L’idée générale étant de leur offrir des perspectives qu’elles n’avaient pas auparavant.
- Quelle est la finalité de l’accompagnement que vous proposez?
Il s’agit de retravailler l’estime de soi en autonomisant la personne. On a pu remarquer que même les femmes qui se maquillent ne se regardent pas : elles font des gestes automatiques. Notre travail n’est pas le relooking qui s’intéresse à l’aspect extérieur de la personne, au contraire, nous apprenons aux femmes à s’apprécier et prendre soin d’elles dans tous les sens du terme. Après être passées par chez nous, certaines femmes continuent à ne pas se maquiller mais elles portent un regard différent sur elles devant le miroir.

Atelier ESAT Novembre 2017
- Que se passe-t-il actuellement ?
Hygia a duré 10 ans et a accompagné 700 femmes par an sur un secteur où tout le monde nous disait que l’on ne « servait à rien ». Cependant, nous avons dû fermer l’association car les financements ont cessés pour des raisons qui nous ont échappées. Nous sommes des personnes de terrain pas des investisseurs !
- Pourtant, vous aviez des clientes? Vous ne pouviez pas être rentables ?
Nous dépendions à hauteur de 80% des financements publics. Les personnes ne pouvaient pas payer le soin à la hauteur de sa réalité économique. Elles contribuaient à hauteur de 15%. Nous complétions avec les financements publics. Le jour où les subventions ont diminué, nous avons perdu de l’argent à chaque soin donné. Il était plus raisonnable de fermer car nous commencions à engranger des déficits.
Les clientes qui pouvaient se permettre de prendre en charge la totalité des soins n’étaient pas vraiment disposées à venir dans le 13ème et on peut les comprendre ! Malpassé n’est pas un quartier dans lequel on a forcément envie de s’attarder ! Ces clientes ont représenté environ 7% de la fréquentation globale du salon.
- Comment la société civile et les pouvoirs publics voient votre projet de beauté insertion ?
Il a fallu convaincre les partenaires de la validité de cette nouvelle idée. Je m’en étais déjà rendu compte au moment de la création du centre de télé travail pour les publics handicapés. Ensuite, lors de l’installation d’Hygia à Malpassé, les préjugés étaient liés à l’utilité de la structure dans le quartier. Nous étions situés entre un centre social et une plateforme de services. Les deux structures pensaient que nous ne servirions à rien. On nous a même dit « Pourquoi faire de l’éducation pour la santé ? Contentez-vous de les maquiller ! »
Après avoir accueilli 700 femmes, nous nous rendons bien compte que ce discours est caduc et qu’Hygia révèle, en plus de l’utilité sanitaire et sociale, un vide dans la géographie sociale locale. Dans les quartiers défavorisés, il n’y a pas de lieu pour les femmes et celles qui voulaient sortir sans aller en centre-ville allaient au Carrefour. C’est ainsi que certaines restaient parfois chez nous toute la journée. Nous encadrions ce temps-là pour parler de santé et animer des écoutes psychologiques.
Les préjugés auxquels nous avons aussi été confrontés étaient liés au communautarisme. Une élue locale en visite chez nous a dit « C’est le seul endroit qui n’est pas communautariste. » Des femmes de tous âges, milieu social et religions fréquentaient Hygia. Nous ne sommes pas positionnées sur une entrée sociale mais sur une entrée « Féminitude » dans laquelle tout le monde se retrouve.
- Comment voyez-vous la suite ?
Depuis que nous avons fermé Hygia, nous avons dû nous remettre en question et tirer les leçons de cette expérience : son succès, le nombre de personnes qui nous avons pu aider – et qui continuent de nous appeler – mais aussi les difficultés financières et politiques. Nous avons décidé de nous repositionner sur deux volets d’activité avec l’association qui s’appelle Sylka Beauté Solidaire. C’est un point d’écoute santé femme nomade et un centre de formation. A la demande des partenaires, le point « Ecoute Santé Femmes Nomade » comprend des permanences de la psychologue, de la conseillère conjugale et familiale, de moi-même qui suis éducatrice pour la santé. Nous ne parlons plus de salon de beauté solidaire même s’il est toujours là. L’outil esthétique reste à la disposition des femmes.
- Où intervenez-vous ?
Nous intervenons dans les endroits où les femmes sont en situation de fragilité extrême par exemple aux Baumettes (Prison de Marseille, NDLR). Cela nous permet de travailler le respect de son corps. Dans le cadre de la PJJ (Protection de Judiciaire de la jeunesse, NDLR), j’accompagne aussi un groupe de jeunes garçons qui attendent les ateliers avec impatience. Ces expériences me convainquent chaque fois davantage que l’estime de soi n’est pas accessoire et que nous devons continuer dans cette voie !
- Quel type de formation proposez-vous ?
Le deuxième volet que nous développons est la formation. Nous sommes sur le terrain depuis 15 ans, développant des thématiques telles que la psychologie clinicienne et l’éducation à la santé. Nous avons développé un volet formation axé sur la beauté-insertion. Ce n’est pas de la socio-esthétique car l’approche de notre accompagnement est collective.
Nous sommes également en train de créer un module du géronto-esthétique dans le cadre de la formation continue des coiffeurs et d’esthéticiens. (Voir l’article de la Provence du 17 janvier 2015, NDLR)
- Alors, qu’est-ce que la confiance en soi et la beauté?
La confiance en soi c’est être acteur de sa vie et savoir faire ses choix. Cela ne peut se faire qu’en reconnaissant ses atouts, en s’estimant et en ayant confiance en l’avenir.
En tant qu’éducatrice à la santé, comme en tant que mère, mon rôle consiste à renforcer les capacités des personnes à faire leurs propres choix en pointant leurs points forts. Je pense que chaque personne sait ce qui est bon pour elle !
Bien plus que des critères extérieurs, la beauté est bien une sensation intérieure issue de la certitude que l’on a tout ce qu’il faut et que la vie est une aventure passionnante et digne d’être vécue !
Alors non, cette beauté-là n’est pas accessoire, elle est même le fondement de la vie. Pour voir et révéler votre beauté, jetez les magazines et souriez à votre miroir !
Retrouvez Sophie et toute l’équipe de Sylka Beauté Solidaire sur Facebook et sur leur site.
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Article écrit par Magali Defleur, Décembre 2017